Un papier sur
Gainsbourg écrit pour Gala en février 2001
Ce n'est pas le moindre de ses paradoxes : l'auteur de "Je t'aime moi non
plus", tube sensuel et soupirant qui fit le tour du monde en 69 (année
érotique) était, dans l'intimité, un garçon très prude. Par exemple, ni
Jane ni Bambou ne se souviennent de l'avoir jamais vu se balader tout nu
dans son petit hôtel particulier de la rue de Verneuil. Au point que
petites, Kate Barry (la première fille de Jane, élevée par Serge) et
Charlotte Gainsbourg se moquaient de lui : "Mais papa ! Pourquoi tu te
montres jamais à poil ?" Mieux encore : quand Serge se croisait, nu,
devant un miroir, il se cachait le sexe ! Lui qui s'exhibait sans retenue
dans les médias, n'hésitant pas à faire de sa vie privée une partie
intégrante de son œuvre...
Petit voyage dans le temps : tentons d'imaginer la vie quotidienne de
Serge, Jane et des deux fillettes dans les années 70. Disons, en 1976, à
l'époque où sort en salle son premier film en tant que metteur en scène,
lui aussi intitulé "Je t'aime moi non plus", et qu'il attaque l'écriture
de l'un de ses chefs-d'œuvre, l'album "L'homme à tête de chou". Charlotte
a 5 ans, Kate en a 8. Serge et Jane sortent beaucoup. Tous les soirs en
boîte, jusqu'aux aurores. "On rentrait avec les poubelles, raconte Birkin.
On embrassait les filles, qui étaient prêtes à partir à l'école avec la
nounou, et nous allions dormir, jusqu'à 14 heures". A leur retour, pour
faire rigoler les gamines, Serge imagine les grimaces les plus hideuses.
Il bondit déguisé en fantôme, avec un drap sur la tête et une lampe torche
sous le menton. Une autre fois, il vient dans leur chambre faire le clown,
avec un accordéon et une guitare, pour les consoler de devoir rester à la
maison parce qu'elles ont des poux. Mais pour éviter que tout le quartier
soit au courant, il insiste pour que Jane aille chercher le shampooing
anti-poux dans une pharmacie éloignée !
Le beau en tout
Ses exigences sont aussi esthétiques, surtout vis-à-vis de Kate, avec qui
il est plus sévère : normal, l'ainée doit donner l'exemple. Un jour
qu'elle revient avec des bagues en toc, achetées dans une
pochette-surprise chez le boulanger, il les lui arrache des doigts et les
jette à la poubelle en lui disant : "Pas question que tu portes ça, c'est
laid !" Très pointilleux sur les questions de politesse, il surveille
leurs manières à table, leur façon de s'habiller. "En réalité, il exigeait
le beau en tout, à l'image de cette maison-musée où rien n'irritait l'œil"
confie Kate Barry.
Et puis il y a la chienne Nana, bull-terrier à la laideur émouvante que
Serge adore et qu'il emmène en promenade à Saint-Germain-des-Prés.
Parfois, c'est tout juste s'il ne se fait pas insulter, du genre "Bouh !
T'as vu ce clébard ! on dirait un cochon !". A sa mort, en juillet 1978,
Serge pleure toutes les larmes de son corps et s'endort sur le coussin
favori de l'animal...
Amour flagrant
Serge refusait l'idée du bonheur. "Je suis incapable de faire une chanson
optimiste, heureuse, une chanson d'amour, disait-il. Je ne trouve pas les
mots, je n'ai rien à dire du bonheur, je ne sais pas ce que c'est. Il ne
s'exprime pas. C'est comme si vous braquiez l'objectif de votre appareil
photographique sur un ciel parfaitement bleu. Il n'y aurait rien sur la
pellicule. Alors que si vous photographiez un ciel d'orage, avec de beaux
nuages noirs et gris, ce sera superbe". Pourtant, il ne fait pas de doute
qu'il a passé avec Jane dix années exceptionnelles, "ne tombant jamais
dans le train-train quotidien qui tue les couples, ils ont toujours su se
faire plaisir et se surprendre" comme le décrit Charlotte. Jane et Serge
s'aimaient par-dessus tout, leur amour était flagrant et immense : "Il est
impossible de décrire le bonheur, explique Andrew Birkin, le frère de
Jane, mais la vie avec Serge avait un côté extraordinaire : ma soeur et
lui étaient heureux, mais pas du tout dans le sens bourgeois du terme."
Et puis on est fidèle, chez les Gainsbourg-Birkin : dans l'univers
incestueux du show-biz, leur fidélité est remarquable. Serge s'oppose à
cette libération des moeurs dont il est pourtant, avec Jane, l'un des
symboles : il avoue des nostalgies de morale victorienne, pour redonner
tout son sens et sa saveur au péché, évidemment... Est-ce un hasard s'il
fait chanter à Jane Les dessous chics / C'est la pudeur des sentiments /
Maquillés outrageusement / Rouge sang ?
Pygmalion
Galant avec les femmes, il se considère comme un homme d'un autre siècle :
à l'inverse de Gainsbarre, capable de raconter des blagues crades à la
télévision, ou même de traiter publiquement de salope telle petite
chanteuse trop vulgaire à son goût, Gainsbourg se comporte en privé comme
le plus attentionné des hommes. Brigitte Bardot, qui vécut avec lui
quelques semaines de folle passion, fin 1967, confie dans "Initiales
B.B.", le premier tome de son autobiographie : "Ce fut un amour fou - un
amour comme on en rêve - un amour qui resta dans nos mémoires et dans les
mémoires. Aujourd’hui encore, quand on parle de Gainsbourg, on lui associe
toujours Bardot, malgré toutes les femmes qui ont jalonné sa vie et tous
les hommes qui ont partagé la mienne. De ce jour, de cette nuit, de cet
instant, aucun autre être, aucun autre homme ne compta plus pour moi. Il
était mon amour, me rendait la vue, il me faisait belle, j’étais sa muse."
Avec Jane, il poussa plus loin encore son rôle de Pygmalion : s'il
s'inspira de leur amour pour composer des disques majeurs tels que
"Histoire de Melody Nelson", il n'eut de cesse de mettre en valeur la
femme de sa vie, en lui composant des chansons tour à tour rigolotes ("Di
Doo Dah"), nostalgiques ("Ballade de Johnny Jane"), tubesques ("Ex-fan des
sixties") ou carrément dépressives ("Fuir le bonheur de peur qu'il ne se
sauve").
La séparation
Un jour pourtant, Jane s'en alla, emmenant avec elle les deux fillettes.
Nous sommes à la fin de l'été 1980, le réalisateur Jacques Doillon, qui
tourne avec elle "La fille prodigue", a su la séduire. Soudainement, les
virées nocturnes n'ont plus le même charme : "C'est vrai qu'à la fin ça
tournait en rond, constate Kate Barry, c'était l'Elysée-Matignon tous les
soirs avec les mêmes spectateurs, la même cour de connards de la nuit.
Jane avait l'impression d'étouffer, d'assister à une autodestruction. Il
ne se rendait pas compte que maman n'en pouvait plus, ce n'était plus une
vie de couple, c'était un monologue". Serge, qui a littéralement poussé sa
compagne dans les bras de son rival, s'aperçoit trop tard de l'immense
gâchis. Il sombre dans la déprime mais ne lui en veut pas : "Jane est
partie par ma faute, je faisais trop d'abus, je rentrais complètement
pété, je lui tapais dessus. Quand elle m'engueulait, ça me plaisait pas :
deux secondes de trop et paf... elle en a subi avec moi mais ensuite c'est
devenu une affection éternelle..." Leur histoire d'amour se poursuit en
effet, par disques interposés, dès 1983 et l'album "Baby Alone In
Babylone". Entre-temps, Serge a rencontré Bambou, sa nouvelle fiancée. Une
relation torride et destroy, faite d'engueulades effrayantes et de
tendresse craquante. Dans un premier temps elle lui glisse sous la porte
des petites lettres d'amour, genre "A mon papa chéri que j'aimerai
toujours", qu'elle signe de ses lèvres. Charmant : il est séduit...
Elégance et délabrement
Il avait suffit d'une chanson ("Ecce Homo" sur l'album "Mauvaises
nouvelles des étoiles", en 1981) pour installer le Mister Hyde de ce
nouveau Docteur Jekyll : Eh ouais c'est moi Gainsbarre / On me trouve au
hasard / Des night-clubs et des bars / Américains c'est bonnard. Mais
derrière son double alcoolisé, débraillé, pas rasé depuis trois jours, se
cachait un dandy qui soignait son look, quel que soit son état de
délabrement physique ou mental ; dans une interview publiée dans Vogue en
novembre 1994, Bambou avait minutieusement décrit les détails de sa
recherche vestimentaire : "Aux pieds, il portait des Repetto blanches ou
noires avec son smoking. Pas de chaussettes avec les blanches, des
chaussettes noires avec les noires. Pas de caleçon, pas de slip, il
n’aimait pas "les pansements", comme il disait. Une montre Rolex ou la
plus petite montre Cartier. Aux doigts, l’alliance de Jane, l’alliance de
Bardot, et cinq alliances que je lui avais offertes, en platine. Un
bracelet saphir et diam's. Autour du cou, un petit coeur en saphir. Une
vingtaine de jeans, coupés en bas aux ciseaux, pas d’ourlet. Des chemises
kaki, une chemise Lee Cooper, des chemises blanches, tee-shirt en
vacances. (...) Le savon, c’était Guerlain. Le parfum Van Cleef & Arpels.
(...) Une veste punk venant des Puces de Portobello, son smoking
Saint-Laurent, un Perfecto en jean que je lui avais offert et un autre en
peau de serpent."
Sur scène, au Casino de Paris en 1985, ou au Zénith en 1988, le "papy
funky" fascine son jeune public avec un jeu de scène pour le moins
minimaliste : “En regardant des images de ses concerts, confie
Isabelle Adjani, je me suis aperçue tout d'un coup à quel point il était
dans le tracé émotionnel de Marilyn Monroe : je le voyais envoyer du bout
des doigts des baisers au public, sa chemise ouverte lui faisait comme un
décolleté, il était offert dans toute son aura érotique et magnifique à
son public. A l'instar de Marilyn il était arrivé à être un personnage de
légende de son vivant...”
Serge et sa maman
A propos de son père, disparu en 1971, Serge se morfondait en répétant
qu'il avait "perdu un ami" qu'il n'avait sans doute jamais connu. En
revanche, avec Olia, sa maman, ce fut un amour fou, jusqu'au bout : fils
prévenant, il redouble d'attentions et la visite chaque dimanche, lui
amenant des cadeaux, des fleurs, des petites bouteilles de vodka, des
foulards. Olia, en bonne mère juive ne peut s'empêcher de le taquiner :
elle lui donne son avis sur tout, si la veille il a fait une télé avec un
look un peu crade, elle ne se prive pas de lui signaler : "Pourquoi
portais-tu une chemise trouée, c'est pas bien !". Serge lui explique pour
la centième fois que ça fait partie de son personnage. Pour la centième
fois, elle le charrie, avec son accent russe et chantant : "Je ne
comprrrrendrrrai jamais pourrrquoi tu ne t'es pas fait rrrrecoller les
orrrrreilles !".
Après la mort de sa maman, au printemps 1985, il ne put jamais supporter
de retourner dans l'appartement de l'avenue Bugeaud, où elle avait vécu,
en compagnie de Jacqueline, la soeur aînée de Serge. Nouveau coup du sort
pour ce dernier, qui s'enferme un peu plus dans sa solitude, même s'il
fait un enfant à Bambou, le "p'tit Lulu", qui naît en janvier 1986 (c'est
aujourd'hui un grand gaillard de quinze ans, qui joue très bien du piano,
comme Papa...). Pas question cependant de pouponner au 5bis rue de
Verneuil : à Bambou, Serge offre une petite maison, dans le 13ème
arrondissement. "La solitude est mon état naturel, déclarait-il déjà au
début des années 60. Je m'y complais. C'est comme un don inné et
providentiel. Je n'ai pas besoin de faire d'effort pour être solitaire, je
ne suis pas fait pour vivre en bande."
Trésor national vivant
Et c'est ainsi que celui qui, au Japon, aurait été considéré comme un
"trésor national vivant", se verrouille dans sa tour d'ivoire à la fin des
années 80. Il se sait malade, mais surtout il n'attend plus rien de la
vie, cette vie qui lui avait tout offert : les plus jolies femmes, le
succès, l'argent. Seuls de nouveaux projets pouvaient le dévier de sa
course suicidaire : il lui fallait sans cesse un défi à relever, un nouvel
album pour Jane, des chansons pour Vanessa Paradis, même des paroles
ineptes pour une Joëlle Ursull chantant à l'Eurovision, n'importe quoi
pour l'occuper.
Il ne s'échappe de son cafard que pour s'occuper de sa fille Charlotte :
quand celle-ci passe un week-end rue de Verneuil, il lui joue le numéro du
grand chef, à la cuisine : il fait cuire un bortsch ou des pois chiches,
achetés chez le traiteur, en y ajoutant sa touche personnelle, quelques
herbes, une pincée d'épices, une goutte d'huile d'olive. Charlotte est aux
anges quand il l'emmène au restaurant, choisissant toujours des adresses
prestigieuses pour que ce soit une fête, pour que ce soit réussi, pour que
sa fille ne soit pas déçue.
Mais dans sa petite maison, sa maniaquerie a pris des proportions
insensées. Ses amis flics, du commissariat de la rue du Bac, qui viennent
parfois lui rendre visite après le service, s'amusent en douce à déplacer
un bibelot, de quelques centimètres à peine, dans l'écrin noir de son
salon où il vit entouré de ses souvenirs. Aussitôt, il s'en aperçoit et
remet l'objet en place. "On sentait chez lui un chagrin terrible, se
souvient son ami Bertrand Blier. Ca devait être sa vocation de souffrir,
comme beaucoup d'artistes, mais c'était impressionnant. Il avait fixé
l'espace et le temps, tout était arrangé à la perfection, il ne fallait
plus bouger... C'était l'expression de son âme. Quand une chose est à ce
point finie, il faut déménager. Lui, non, il est resté... Et c'était pas
un bol d'air quand on arrivait chez lui, c'était pas Quiberon, le climat y
était pesant..." D'après Jane, qui le confie en privé, cette maniaquerie
est la conséquence directe de cette solitude dans laquelle il s'enferme :
"Il n'est pas très curieux des autres, il ne va pas au théâtre, au cinéma,
il ne lit pas, il est retourné sur lui-même"... Il refuse des invitations
à dîner, se fait des petits plats et regarde la télé. Sans rancoeur ni
aigreur, l'homme le plus populaire de France laisse le piège de sa maison
se refermer sur lui...
Le 2 mars 1991, vers 15h30, Serge Gainsbourg meurt seul, chez lui. La
veille, pour l'anniversaire de Bambou, il était sorti au restaurant, avec
Charlotte. Peut-être était-il monté dans sa chambre pour faire une sieste.
Il s’est assis au bord du lit et il est parti en arrière. Sans souffrance,
sans un cri. Ce jour-là, comme son héros Boris Vian, 41 ans plus tôt, il
avait oublié de prendre sa pilule pour le coeur.
Gilles Verlant
Pour un encadré éventuel :
Thierry
Ardisson : Tu prends une douche ou un bain tous les combien ?
Serge Gainsbourg : Je n'ai pas de douche et je n'aime pas le bain.
T.A. : Tous les combien ?
S.G. : Un bain tous les trois mois. La baignoire c'est pour Jane et les
enfants.
T.A. : Tu te laves dans un lavabo, alors ?
S.G. : Les pieds dans le bidet, le cul dans le bidet et je pisse dans les
lavabos !
T.A. : C'est pour ton image que tu te donnes tant de mal à faire le
malsain ?
S.G. : Mais c'est pas malsain ! Je suis propre, putain ! Je suis propre !
(extrait de "Descente de police chez Serge Gainsbourg", par Thierry
Ardisson et Jean-Luc Maître, publié dans Rock&Folk en 1980)
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